Le dernier accord,  signé en juin 2007 entre les Etats -Unis et l’Union européenne, concernant le contrôle des passagers aériens, ainsi que celui du 28 juin 2007, relatif au transfert des données financières vers les USA, consacrent une nouveau mode d’existence du droit international. En fait, plutôt de droit international, il faut parler du droit national américain qui s’applique directement sur le territoire de l’Union européenne. La technique d’écriture consacrant la primauté du droit américain est la même dans les deux cas. Il ne s’agit pas d’accords entre deux puissances étatiques situées formellement sur un même plan, mais d’un engagement unilatéral de la part des Etats-Unis, qui le consacre comme puissance impériale exerçant une souveraineté directe sur les populations européennes. Pour satisfaire les exigences américaines, l’Union abandonne sa propre légalité et transforme son ordre juridique. Il s’agit de légaliser la situation de fait, engendrée par la décision des autorités américaines de se saisir des données personnelles des ressortissants européens et de violer les protections juridiques de la vie privée, mises en place au sein de l’Union.

 

Une société de droit belge sous souveraineté américaine

Le 23 juin 2006, le New York Times a mis en lumière l’installation, par la CIA, d’un programme de surveillance des transactions financières internationales. Le journal a révélé le fait que la société belge Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Communications) a, depuis les attentats du 11 septembre, transmis, au Département du Trésor des Etats-Unis, des dizaines de millions de données confidentielles concernant les opérations de ses clients. Ce transfert a eu lieu en dehors du cadre légal d’échanges d’informations financières entre gouvernements, à l’insu des personnes concernées et des autorités de protection de la vie privée, belges et européennes.

Swift, société américaine de droit belge, gère les échanges internationaux de quelques huit mille institutions financières situées dans 208 pays : des banques, des sociétés de courtage et des gestionnaires de fonds de placement. Swift assure le transfert de données relatives aux paiements ou aux titres, y compris les transactions internationales en devises, mais ne fait pas transiter d’argent Ce sont plus de 14 millions de messages Swift qui sont échangés chaque jour sur le réseau. C’est par elle que passe l’essentiel des échanges du secteur bancaire international. C’est pourquoi ses services sont devenus indispensables aux banques, sociétés de courtages et bourses. Ces dernières n’ont pratiquement pas d’alternative aux services offerts par cette firme.

Les données échangées sont stockées sur deux serveurs. L’un situé en Europe, l’autre aux Etats-Unis. Chacun comprend l’ensemble des données. Ce dédoublement, qui permet le transfert des données vers les USA, est présenté par la société comme une garantie en cas d’incident.

La société Swift est soumise au droit belge et à celui de la communauté européenne, du fait de la localisation de son siège social près de Bruxelles. Les messages interbancaires, échangés sur le réseau Swift, contiennent des données à caractère personnel, protégées par le droit européen à travers la Directive 95/46/CE, et par le droit belge qui a intégré la directive.

Cette société est soumise également au droit américain, du fait de la localisation de son second serveur sur le sol des Etats-Unis. Ainsi, la société a ainsi choisi de violer le droit européen, afin de se soumettre aux injonctions de l’exécutif américain.

 

Société privée et banques centrales relais de la lutte antiterroriste.

Dès 2002, la société Swift avait informé ses autorités financières de tutelle, belges et européennes, la Banque nationale de Belgique(BNB) et la Banque centrale européenne(BCE). En fait l’ensemble des banques centrales du G 10 (Canada, Allemagne, France, Italie, Japon, Pays-Bas, Suède, Suisse, Angleterre, Etats-Unis) et des pays, alliés des Etats-Unis dans la guerre contre le terrorisme,  étaient au courant de la transmission des informations financières.

La BNB n’a pas jugé utile de faire rapport à son gouvernement. La BCE a adopté la même attitude vis à vis de la Commission et du Conseil européens. La BCE a été mise en cause par le Parlement européen, ainsi que par le contrôleur européen de la protection des données, dans un avis du premier février 2007. Sa défense a consisté à mettre en avant une compétence purement opérationnelle et technique. Son directeur a aussi justifié son silence en indiquant que, comme les injonctions  présentées à Swift l’étaient au nom de la lutte antiterroriste, cette information ne pouvait ni être transmise à des tiers, ni rendue publique.

Au reproche qui lui est fait d’avoir gardé secrète la remise des données aux autorités américaines, Swift a fait valoir des règles internes de fonctionnement, de maintien de la confidentialité, notamment une clause de « no comment », qui stipule que la société ne communique pas les demandes d’autorités luttant contre les activités illégales. Malgré la constatation des multiples violations des droit belge et communautaire, les autorités belges se sont toujours refusées à poursuivre la société Swift.

A travers cette affaire, une firme privée et des banques centrales, désignées, par l’exécutif américain, comme des organes impliqués dans la lutte mondiale contre le terrorisme,   considèrent que cette certification les autorise d’échapper à toute forme de contrôle judiciaire ou administratif des Etats nationaux dont elles relèvent, y compris de leurs autorités de tutelle en ce qui concerne les banques centrales. Les Etats nationaux, ainsi que l’Union européenne, rendent légitime cette violation de leur légalité, en permettant à la capture  d’informations de perdurer et en ne prenant aucune forme de sanction, ni même n’émettant aucune protestation contre cet état de fait.

 

Des justifications officielles démenties par l’action gouvernementale .

L’administration américaine justifie le programme Swift car il aurait permis l’arrestation de terroristes. Le secrétaire du Trésor a toujours affirmé que « l’argent ne ment pas » et qu’il « permet de localiser les auteurs d’attentats, comme leurs financiers, de retracer les réseaux terroristes, de les amener devant la justice, et de ce fait, de sauver des vies ».Il s’agit de déclarations qui ne sont pas soutenues par des éléments de preuve et qui font fi de la réalité. La préparation d’attentats est souvent peu coûteuse et ne nécessite aucunement des réseaux de financement complexes. De plus, lorsque des mouvements de capitaux suspects peuvent conduire à des responsables, l’administration peut délibérément les ignorer, comme le théorise le rapport officiel de la commission d’enquête sur les attentats du 11 septembre, étroitement contrôlée par le gouvernement américain, pour qui connaître les commanditaires des attentats « importe peu ».

Cette volonté de ne pas utiliser les données des transactions financières pour rechercher les auteurs ou bénéficiaires des attentats se concrétise dans le refus d’enquêter sur les mouvements spéculatif portant sur les firmes touchées par les attentats. Juste avant les attaques du 11 septembre, le 6, 7 et 8, il y a eu des placements d’options sur les actions des 2 compagnies aériennes [Americain et United Airlines] qui furent détournées par les pirates. Il y a eu également des options de vente sur Merril Lynch, l’un des plus grands locataires du World Trade Center. Ces informations ont été révélées par Ernst Welteke, président de la Deutsche Bank à l’époque, qui a aussi déclaré qu’il y avait beaucoup de faits qui prouvent que les personnes impliquées dans les attaques profitèrent d’informations confidentielles et qu’il y a eu beaucoup de négociations suspectes impliquant des sociétés financières avant les attentats.

Le professeur canadien Benoît Perron a relevé que, en fait, ce sont 38 firmes, touchées par les attentats, qui avaient fait l’objet de spéculations, par l’entremise de la Deutsche Bank,dans les jours précédents le 11 septembre.

En opposition avec ces déclarations, le rapport de la Commission du 9/11, chargé de conforter la thèse gouvernementale sur les attentats, conclut unilatéralement qu’il n’y a pas de preuves d’un commerce illicite sur le marché américain qui serait en rapport avec ces attaques terroristes. Sans apporter d’éléments, le rapport mentionne que : « Des enquêtes approfondies de la SEC, du FBI et autres agences ne révèlent aucune preuve que qui que ce soit ait profité d’une connaissance préalable des attaques en transigeant des titres. » Le rapport constate ainsi que « le gouvernement US a été incapable de déterminer l’origine des fonds dans les attaques du 11 septembre », mais que « en fin de compte, cela n’a que peu d’importance »

Le refus des autorités américaines d’utiliser les traces des données financières pour enquêter sur les responsables des attentats du 11 septembre nous indique que la capture de masse des  informations liées aux transactions a un tout autre objet que celui mis en avant par le pouvoir exécutif.

 

Une violation de la vie privée

La Commission belge de la protection de la vie privée a rendu un avis le 27 septembre 2006. Elle estime que « les mesures exceptionnelles en vertu du droit américain pouvaient difficilement légitimer une violation cachée, systématique, massive et de longue durée des principes européens fondamentaux en matière de protection des données » et que la société « s’est limitée au respect du droit américain et à la recherche de solutions via des négociations secrètes avec le Département des douanes américaines ». Elle estime que le manque de transparence et de mécanismes de contrôle effectifs de l’ensemble de la procédure de transfert des données, d’abord vers les États-Unis et ensuite vers le département des douanes, représente une violation grave au sens de la directive européenne. Par ailleurs, ni les garanties liées au transfert de d’informations personnelles  vers un pays tiers, telles qu’elles sont définies par la directive, ni les principes de proportionnalité et de nécessité, ne sont respectés.

Le groupe de l’article 29, qui relève de la Commission européenne, a également rendu un rapport sur cette affaire le 22 novembre 2006. cette institution a préféré critiquer les conditions de transmission des données plutôt que le transfert lui-même. Son apport spécifique consiste dans une série de recommandations qu’il émet, afin de régulariser la situation, c’est à dire de rendre cette capture acceptable vis à vis de l’ordre juridique européen.

Le débat entamé, le 31 janvier 2007, au Parlement européen va faire ressortir une opposition d’attitude entre, d’une part, le Parlement et, d’autre part, la Commission et le Conseil. Ces derniers ont adopté une position proche du point de vue américain. Le vice président de la Commission, Franco Frattini, va jusqu’à regretter la publicité qui pourrait être donnée à un accord entre les Etats-Unis et l’Union européenne concernant cette affaire. Quant au Parlement, il a surtout insisté sur la nécessité de mettre en place un accord bilatéral qui lie les deux parties. La solution adoptée sera contraire à ses voeux, puisque le texte final prendra la forme d’un engagement unilatéral de la part des Etats-Unis.

 

Derrière le sécuritaire, un objectif politique.

La surveillance générale des transactions ne s’avère être qu’un objectif partiel. Les services de renseignements américains disposent déjà de tous les moyens pour avoir accès aux données Swift FIN. Rappelons l’existence du système Echelon, ainsi que du programme de surveillance de la NSA, qui permettent de se saisir des informations électroniques en temps réel. Leur lecture est d’autant plus facile que les systèmes de cryptage, DES, 3DES et AES, des données relatives aux transactions mondiales entre banques, dont les messages Swift, sont tous les trois des standards américains brevetés aux USA. 

L’exécutif des Etats-Unis se fait donc remettre des données qu’il possède déjà ou qu’il peut obtenir facilement. Le fait d’obliger les sociétés privées à violer le droit européen, ainsi que de pousser les autorités politiques de ce continent à transformer leur légalité, afin d’autoriser cette capture, est l’enjeu principal des exigences américaines. Pour l’exécutif des Etats-Unis,  il ne s’agit pas uniquement d’installer un système de contrôle en temps réel des transactions financières internationales, qui met à mal toutes les protections de droit public et privé, mais aussi de le faire accepter par toutes les parties, de le faire légitimer. 

 

Une légalisation de l’exception

La cessation des transferts vers les douanes américaines n’a jamais été envisagée. La transmission des informations a d’ailleurs continué après la révélation de l’affaire. Les négociations ont été immédiatement orientées vers l’obtention de « garanties » rendant ces transferts compatibles avec la législation européenne. Ces dernières vont comporter un double volet : d’une part, une modification des règles de fonctionnement de la société Swift, qui devrait l’autoriser à transférer les données personnelles aux Etats-Unis, et d’autre part, des engagements de la part des Etats- Unis de modérer leur utilisation des informations  transmises.

Afin de réaliser le premier volet des mesures de sauvegarde, c’est à dire de régulariser les transferts sur le sol américain, une solution a été recherchée en conformité avec Directive européenne. Si celle-ci interdit la transmission de d’informations vers les pays ne présentant pas un niveau de protection adéquat, elle prévoit des exceptions, afin de rendre possible, à certaines conditions, des transferts de données personnelles ayant lieu dans un cadre commercial.

Ainsi, la société a adhéré aux principes du Save Harbor, qui « garantit » que les données stockées dans le serveur américain sont protégées par des normes analogues à celles en vigueur dans l’Union européenne.

L’adhésion aux principes du « Save Harbor »  procède par une autocertification de la société adhérente elle-même, sensée fournir des garanties quand aux possibilités de contestation  auprès d’autorités indépendantes. Mais, tel que le précise Yves Poullet : « la qualité d’indépendance de ces autorités est peu définie et la manière dont ces organisations sont soumises.., non précisées. »Les conclusions de ce juriste belge en ce qui concerne le Save Harbor System sont sans appel : « En définitive, on regrette que le Safe Harbor laisse en définitive la personne concernée démunie. C’est à elle de vérifier la situation de conformité ou non de l’organisme américain qui traite des données, c’est à elle de trouver et saisir l’autorité indépendante de contrôle apte à étudier son cas, c’est à elle de proposer les arguments de sa demande ».

Si malgré tous ces obstacles, une personne ou une entreprise a la possibilité de pouvoir constater un manquement à la procédure de protection des données, qui lui porte préjudice, et qu’elle a la capacité d’entamer des poursuites, l’administration américaine se réserve la possibilité d’empêcher toute action judiciaire. Le pouvoir exécutif peut en effet invoquer la notion de « secret d’Etat », afin d’empêcher toute poursuite contre la société Swift. Le « secret d’Etat » permet au gouvernement de stopper des actions judiciaires en cours, pour des raisons de sécurité nationale. Cette procédure a déjà été utilisée avec succès, en appel, dans deux procès de financiers américains contre la société Swift.

 

Un texte unilatéral 

Quant au deuxième volet de l’accord, celui qui autorise la saisie des données personnelles par l’administration américaine, les négociations, menées en avril 2007 à Washington, aboutissent à un engagement unilatéral de la part des Etats-Unis. Celui-ci est contenu dans une lettre du Département du Trésor du 28 juin 2007. Il ne s’agit donc pas d’un accord bilatéral, comme le souhaitait le Parlement européen, mais bien d’un texte, dont le contenu n’a pas besoin de l’accord des deux parties pour pouvoir être modifié. L’administration des Etats-Unis a la possibilité, sans assentiment, ni même consultation de l’autre partie, de modifier ses engagements, selon l’évolution de la législation américaine  ou selon sa volonté d’émettre de nouvelles exigences.

Dans cette lettre, le Département du Trésor donne des garanties purement formelles quant à l’utilisation des données. Il s’engage à les utiliser ou les échanger, avec d’autre agences ou des pays tiers, exclusivement pour lutter contre le terrorisme. Cependant la définition du terrorisme est tellement large qu’elle peut s’appliquer à toute personne ou organisation ciblée par l’administration.

Toute utilisation des informations, à des fins commerciales ou industrielles est formellement exclue. Cet engagement révèle le caractère virtuel des garanties accordées par l’administration étasunienne. Il constitue un véritable déni des possibilités, informelles mais aussi légales, offertes aux entreprises américaines d’avoir accès aux données stockées par les douanes ou toute autre institution. En certaines circonstances et au nom de la liberté du commerce, le Freedom of Information Act oblige les agences fédérales à transmettre leurs informations aux aux entreprises privées qui en font la demande. La différence de législation entre les pays de l’Union européenne et les Etats-Unis fait de ces derniers la base et l’élément moteur de la formation d’un grand marché des données personnelles.

Les données dormantes que le Trésor américain a obtenues sur injonction et qui ne se sont pas avérées nécessaires pour lutter contre le terrorisme, ne seront pas conservées plus de cinq années après leur réception. Ce laisse beaucoup de temps aux agences américaines pour les utiliser selon leur bon vouloir. Le caractère légal de la capture des données indique qu’elles pourraient servir de preuves dans des procédures judiciaires, connexes à la lutte antiterroriste, ou pour toute autre affaire, si l’administration américaine modifie entre-temps ses engagements unilatéraux.

Ces derniers  prévoient la désignation d’une personnalité européenne «éminente», désignée par la Commission européenne, qui fera un rapport annuel. Les modalités du contrôle, ainsi que les moyens mis à la disposition de la « personnalité éminente », ne sont pas précisées.

 

Des garanties illusoires

Comme garantie du respect de la confidentialité des informations, la lettre, envoyée par la partie américaine, insiste sur l’existence de plusieurs niveaux indépendants de contrôle. Sans apporter d’autres précisions, le texte mentionne « d’autres administrations officielles indépendantes », ainsi qu’un « cabinet d’audit indépendant ». Qu’une administration soit considérée comme une institution  indépendante d’une autre administration du même Etat en dit déjà beaucoup sur la formalité de cette autonomie. La même remarque peut être faite en ce qui concerne l’audit indépendant. Ainsi, lorsque l’affaire Swift a éclaté en juin 2006,  le gouvernement avait déjà déclaré qu’il n’y avait eu aucun abus dans l’utilisation des données, vu que l’accès à celles-ci était contrôlé par une  société privée « externe »,  le groupe Booz Allen.

La question de la possibilité d’un contrôle d’une société privée sur l’action d’une administration publique et de l’autonomie pouvant exister entre ces deux entités, se pose encore d’avantage en ce qui concerne la société concernée. Booz Allen est une des plus importantes sociétés en contrat avec le gouvernement américain. L’interpénétration entre public et privé est organique. Le conseil d’administration de la société privée comprend de nombreux anciens membres du personnel de la défense et du renseignement, notamment des anciens directeurs de la CIA et de la NSA. Cette société est impliquée dans les projets les plus liberticides du gouvernement Bush, dont le défunt projet de surveillance totale des populations, connu sous le nom « Total Information Awareness Program ». Qu’une telle société privée puisse être présentée comme indépendante du pouvoir exécutif des Etats-Unis en dit long sur la solidité des garanties obtenues par les négociateurs européens, ainsi que sur la capacité de la partie européenne d’accepter toutes les allégations de la partie américaine, même celles qui sont le plus sûrement démenties par les faits

 

Une rationalisation du système Swift 

Dès juin 2007, il était  prévu que les données Swift inter-européennes ne soient plus transférées aux Etats-Unis, mais sur un second serveur européen. Fin mars 2008, des représentants de la société Swift ont laissé entendre que celui-ci serait situé dans la région de Zurich et serait opérationnel fin 2009. Cette nouvelle procédure est plus conforme à la décision-cadre européenne sur la protection des données personnelles que les principes Save Harbor. Cependant, il reste des questions non résolues puisque le terme de donnée inter-européenne n’est pas une notion juridique et que la décision-cadre protège toutes les données traitées sur le sol européen, qu’elles portent sur des résidents européens ou non. Sur quelle base juridique va-t-on déterminer ce qui sera transféré sur le second serveur européen ou ce qui sera stocké sur le serveur américain?

Cependant, l’élément essentiel reste que la décision-cadre prévoit des exceptions en matière police-justice et qu’elle laisse la porte ouverte pour l’accès des autorités américaines aux données financières des ressortissants européens. Simplement  « l’accord » devra être adapté en conséquence. Celui-ci est évolutif. Il est construit de manière à pouvoir répondre en permanence à de nouvelles exigences américaines. Rappelons que, en ce qui concerne les données des passagers aériens, les douanes américaines ont directement accès aux terminaux des compagnies situées sur le sol européen. Que cela soit par un tel système ou, plus probablement, par le biais d’injonctions déterminées, les autorités américaines continueront à se faire remettre des données financières européennes. L’alibi du serveur américain ne fonctionnant plus, cela aura pour effet de renforcer encore la souveraineté américaine sur le sol européen. Ce qui est l’objectif fondamental de cette affaire.

 

Un nouvel ordre juridique mondial.

Dans les faits, les autorités américaines ont la possibilité d’utiliser les données transmises comme ils l’entendent. Le contrôle exercé par la personnalité « éminente »,  désignée par l’Union européenne, n’est pas précisé quant à son contenu, ni en ce qui concerne les moyens mis à sa disposition. De plus, il s’agit d’un contrôle à posteriori, qui, d’abord, laisse libre cours à l’action des agences américaines.

Malgré le rapport spécialement envoyé par l’ACLU, l’association américaine de défense des libertés individuelles, sur la société Booz Allen, les négociateurs européens font semblant de croire que les autorités politiques des Etats-Unis ont installé des organes de surveillance indépendants. Alors que les douanes américaines se donnent le pouvoir d’utiliser, de copier et de transférer, tous azimuts, l’ensemble des données financières, le fait qu’ils s’engagent à ne pas conserver plus de cinq ans les informations qui ne leurs servent pas, est considéré comme une concession par les américains et une avancée importante par les négociateurs européens.

Comme « l’accord » de juin 2007, permettant le transfert des données personnelles des passagers aériens, le récent « accord » autorisant la société Swift à transmettre ses informations aux autorités américaines, révèle l’existence d’une structure politique impériale, dans laquelle l’exécutif américain occupe la place de donneur d’ordres et les institutions européennes remplissent une simple fonction de légitimation vis à vis de leurs populations.

A aucun moment, il n’a été envisagé d’interdire à la société Swift, malgré le viol permanent de la législation européenne qu’engendre cette pratique, de transférer l’ensemble de ses données sur son serveur américain. De même, l’Union européenne ne s’est jamais opposée à la remise des  données PNR par les compagnies aériennes situées sur le sol Européen. L’initiative unilatérale américaine de se saisir de ces données est automatiquement reconnue comme acceptable par la partie européenne qui doit adapter sa légalité, ou en tordre la lecture, pour l’adapter aux exigences d’outre-atlantique.

Dans les deux cas, passagers aériens et affaire Swift, la technique juridique est identique. En fait, il ne s’agit pas d’accords juridiques entre deux parties, entre deux puissances formellement souveraines. Il n’existe qu’une seule partie, l’administration des Etats-Unis qui, dans les faits, s’adresse directement aux ressortissants européens. Dans les deux textes, le pouvoir exécutif américain réaffirme son droit de disposer de leur données personnelles. En compensation, dans une démarche unilatérale, il concède des « garanties », des « privilèges » qu’il peut unilatéralement modifier ou supprimer. Ainsi, le pouvoir exécutif des Etats-Unis exerce directement sa souveraineté sur les populations européennes.

L’affaire Swift montre bien le déploiement de la structure impériale. Dans un premier temps, la capture des données reste secrète, à la fois pour les populations concernées et les organes politiques légitimes : parlements nationaux et européens, Commission et Conseil de l’Union européenne, pouvoirs exécutifs des pays membres. La décision de l’administration américaine est exécutée par une firme privée de droit belge, couverte par la banque centrale européenne et les banques nationales des pays membres.

La firme privée Swift qui gère le transfert des transactions financières internationales et les  banques centrales, chargées de la régulation des marchés monétaires, se considèrent comme des organes de la lutte antiterroriste. Elles se placent immédiatement sous le commandement de l’exécutif des Etats-Unis. Elles se comportent comme les organes d’une structure économique mondiale de nature asymétrique, une structure dans laquelle les firmes américaines, liées étroitement à l’exécutif des Etats-Unis, ont la possibilité de surveiller les échanges financiers de leurs concurrents. En opposition avec leurs statuts, les banques centrales se présentent   directement comme des organisations gestionnaires de la hiérarchie impériale et non comme des  organes  de la « puissance » nationale ou régionale, qui les ont institué.

La capacité que possède l’administration américaine, de se faire remettre les données personnelles des ressortissants européens et de s’assurer la complicité des autorités de régulation monétaire, dévoile la structure horizontale de l’Empire. La gouvernance du marché mondial établit une hiérarchie politique dans les différents acteurs économiques.

Cependant, cette réalité n’est pas nouvelle. Le système d’espionnage ECHELON assurait déjà aux principales entreprises américaines l’obtention d’informations en ce qui concerne l’activité de leurs concurrents étrangers. Par exemple, ce système d’écoutes à déjà permis à la société Boing de ravir des contrats à son concurrent Airbus, sans que ce dernier se permette la moindre protestation officielle. La décision américaine d’espionner les firmes européennes pour le compte de leurs entreprises nationales est automatiquement acceptée par les firmes concurrentes, comme s’il s’agissait d’un droit naturel. Le rapport de domination produit automatiquement le consentement. A ce premier niveau, qui fusionne économique et politique, domination et hégémonie sont confondues. Ce que l’on a appelé la gouvernance mondiale rend  compte de ce processus

La coopération policière entre les Etats-Unis et l’Union européenne, c’est à dire l’organisation des différentes polices européennes par le FBI à partir de la fin des années 80, s’articule à cette gouvernance mondiale. La fonction de police se révèle d’abord comme une procédure de régulation des marchés, de la détermination de ce qui relève de la gestion normale des affaires et de ce qui est considéré comme criminel. Au niveau de l’organisation des polices, la direction américaine structure les rapports entre ses « alliés ». Elle  exerce une direction politique sur la construction européenne. Ici aussi, domination et hégémonie sont un seul et même processus. La domination américaine ne recherche pas une reconnaissance des populations concernées. Cette « coopération » est d’ailleurs peu médiatisée, le plus souvent, de caractère secret.

La fonction de police noue régulation des marchés et contrôle des populations. Elle articule  structure horizontale de l’Empire et structure verticale, celle du moment politique proprement dit. C’est la mise en place de cette dernière que fait ressortir le transfert des données financières ou celles des passagers aériens.

 

La construction de l’hégémonie impériale

L’affaire Swift et le contrôle des passagers aériens relèvent d’un autre moment de la construction de l’Empire, celui de l’inscription dans le droit de la souveraineté américaine sur les populations européennes.

Ce processus a débuté avec la signature des accords d’extradition et de coopération judiciaire de 2003. Ces accords installent les populations européennes dans un ordre de droit mondial, dans lequel l’exécutif des Etats-Unis a la possibilité de déterminer l’exception et d’en faire la base sur laquelle se construit la coopération judiciaire internationale.

L’affaire Swift nous montre comment, à travers l’inscription de la direction américaine dans l’ordre juridique, se construit la spécificité de la  structure politique impériale, comment s’érige  sa topique verticale. Les autorités américaines se font remettre des informations qu’elles peuvent facilement obtenir par le biais de leurs services de renseignements. L’objet principal de cette affaire n’est pas la domination des populations, l’organisation de leur surveillance, mais sa légitimation. Ici, domination et hégémonie, commandement et consentement, sont deux moments distincts. L’inscription dans le droit est reconnaissance par les institutions et ainsi par les populations européennes, de la souveraineté américaine sur le sol de l’Union.

Dans les deux affaires, le processus est identique. L’administration américaine impose l’exception et, en opposition avec l’ordre de droit européen, elle se fait remettre des informations qui violent la vie privée des citoyens de l’ancien continent. La décision de l’administration américaine, obligeant Swift à lui transférer les données financières de ses clients, est exemplaire de la thèse de Carl Schmitt, selon laquelle « est souverain, celui qui décide d’une situation exceptionnelle ». Plutôt que la règle, c’est l’exception, “là où la décision se sépare de la norme juridique”, qui révèle le mieux l’autorité de l’Etat. Ces exemples nous montrent l’installation d’une autorité impériale. Cependant, l’acte de domination, la capture des données, n’est que de la première partie de ce processus. Les accords qui viennent d’être signés, reconnaissant la légitimité de la décision américaine par la partie européenne, s’intègrent dans un deuxième moment de la construction politique de l’Empire, celui de l’hégémonie.

La technique juridique est identique à celle utilisée dans le texte sur le transfert des données des passagers aériens. En fait, il ne s’agit pas d’accords entre deux parties, entre deux puissances formellement souveraines. Il n’existe qu’une seule partie, l’administration des Etats-Unis qui s’adresse directement aux ressortissants européens en tant qu’individus. Dans les deux « accords », le pouvoir exécutif américain réaffirme son droit de disposer de leur données personnelles. Le rôle de l’union européenne se limite à en aménager l’exercice. Afin de montrer sa bonne volonté, l’autorité américaine, dans une démarche unilatérale, concède des « garanties » formelles, qu’elle peut unilatéralement modifier ou supprimer.

La théorie décisioniste permet d’appréhender la capacité des autorités américaines d’imposer l’exception. Elle permet de conceptualiser le moment de la domination dans la formation de la souveraineté impériale. Cependant, elle ne peut rendre compte du moment de l’hégémonie, celui  de l’inscription de la décision dans le droit, de l’acceptation « consciente » par les populations européennes de la souveraineté américaine sur leur sol.

Une autre question se pose, celui du passage la forme nationale de l’Etat à une nouvelle forme d’organisation politique, l’Empire. La décision en situation exceptionnelle est toujours ce qui fonde le politique et l’existence de la règle dérive, plus que jamais, de l’exception. Mais la situation d’urgence ne s’impose plus de l’extérieur. Elle ne résulte plus d’une situation objective, elle est crée par le pouvoir lui même. Elle est l’effet d’une subjectivité, d’une volonté politique. L’état d’urgence existe simplement par son énonciation. La parole du pouvoir est création d’un nouveau réel.

L’état d’exception n’est plus posé de manière temporaire comme moyen de rétablir la norme, il devient permanent et il est la base sur laquelle se reconstruit un nouvel ordre de droit. L’accord Swift, l’accord sur les données des passagers aériens, ainsi que ceux sur l’extradition signés en 2003, font d’avantage qu’intégrer l’exception dans le droit. Ces accords créent une nouvelle écriture juridique qui installe l’état d’exception permanent au coeur de l’ordre de droit. La procédure de la lettre annexe permet aux autorités américaines d’imposer en permanence, sans accord de leur « partenaire », de nouvelles exigences, de nouvelles exceptions. L’état d’urgence n’est plus seulement transition qui permet l’instauration d’un ordre nouveau, il institue le désordre permanent comme ordre juridique.

L’état d’exception n’est plus anomie. Il n’est plus, tel que le formule Agamben, un espace vide de droit, une zone où toute détermination juridique est nulle. Il devient non seulement l’élément moteur extérieur de la création du droit, mais aussi son écriture, son existence même. Quant à la loi ou l’acte juridique, comme ceux des accords sur les données PNR ou sur les informations financières, ils se caractérisent par leur forme vide. Leur contenu n’est que enregistrement de la capacité de l’exécutif étasunien imposer ses exigences et à déroger à la règle qu’il a lui-même imposée. La transgression permanente de l’accord est inscrite dans le texte lui-même. Ce faisant, cette procédure tout en reconnaissant formellement l’existence d’un accord, exerce un déni de sa fonction qui est limitation de l’arbitraire.

Le droit enregistre ce qui spécifie la période présente, la non distinction entre situation d’urgence et situation normale, entre extérieur et intérieur, entre guerre et paix. Il enregistre ainsi l’extinction de la forme nationale de l’Etat, une forme d’Etat qui a réussi  « instaurer la paix à l’intérieur et (à) exclure l’hostilité à l’extérieur du droit » pour installer une structure impériale qui fait de la guerre un mode d’exercice de la souveraineté interne.

Ces différents accords procèdent à une reconnaissance, par le Conseil et la Commission, du droit que s’est accordé l’exécutif des Etats-Unis de placer les populations européennes sous surveillance permanente, du droit de les soumettre à des procédures d’espionnage qui relèvent des techniques de guerre. Ils font de l’hostilité le mode de gouvernement impérial des populations des deux côtés de l’Atlantique.

 

 

 

* Jean-Claude Paye, sociologue, auteur de La fine dello Stato di diritto. Manifestolibri 2005 et de Global War on Liberty. Telos Press. New York 2007.

 


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